Cette crise oblige les Européens à reconsidérer la vision du monde qu’on leur avait imposé depuis la fin de la guerre et à laquelle, bon an mal an, ils s’étaient accoutumés. Elle les contraint à la lucidité, à la créativité politique et à la volonté de s’affirmer. Elle les invite à rompre avec le désarroi et le désenchantement. Toute autre attitude les condamnerait à se placer en situation de victime désignée et consentante du monde qui vient.
Trois scénarios possibles
Pour aborder ce monde inconnu auquel la planête est confrontée l’Europe peut choisir entre trois scénarios d’évolution : la survie sous perfusion, la dislocation monétaire et institutionnelle, la renaissance volontariste. Le premier de ces scénarios est, si nous n’y prenons garde, sans doute le plus probable, c’est peut être le plus dangereux car le plus insidueux, le plus facile aussi. Le second est plausible car le monde entier est entré dans une phase de dislocation/recomposition accélérée.Le dernier est de loin le plus souhaitable, mais il est à craindre que la crise ne soit pas encore assez avancée pour que les Européens soient vraiment convaincus qu’ils n’ont pas d’autres perspectives s’ils veulent rester dans la compétition mondiale.
Pour affronter ce monde nouveau et la montée des périls qui l’accompagne il leur faut d’une part forger une « vision géoplitique du monde » qui leur soit propre et d’autre part inventer le concept nouveau de « souveraineté européenne».
L’impératif géopolitique
En ce début de siècle la mondialisation apparait enfin pour ce qu’elle est : une compétition acharnée voire coercitive que se livrent, dans tous les domaines, quelques grands blocs continentaux aux aspirations souveraines et le plus souvent antagonistes.
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Acteurs du monde durant des siècles les Européens en sont devenus, depuis cent ans, les figurants et les enjeux.
Paradoxe de la situation actuelle, la crise, par sa soudaineté et son ampleur leur offre l’occasion, s’ils en ont la volonté et le courage, de reprendre leur destin en main.
Il leur faut pour cela développer une vision géopolitique partagée du monde.Car dans le monde à venir tout devient géopolitique.
Aujourd’hui, chacun des grands acteurs continentaux : Etats–Unis, Chine, Inde, Russie, Brésil (mais aussi quelques acteurs de taille plus modeste disposant de ressources humaines ou naturelles exceptionnelles et stratégiquement disposés sur des positions clefs : Japon, Corée du sud, Israel, Afrique du Sud..) se sont forgés non seulement une vision géopolitique planétaire globale conforme à leurs intérêts vitaux, mais aussi, très souvent, une projection de cette vision sur l’Europe.
Sans vision commune extérieure les Européens se trouvent ainsi confinés au fond d’une « trappe géopolitique ». Pire encore, depuis quelque temps, la crise aidant, réapparaît, au fond de cette trappe, l’amorce de conflits internes (tensions Franco-allemandes au sujet du projet d’Union pour la Méditerranée, rupture Anglo-européenne à l’issue du sommet du 9 décembre 2011, attitude hongroise vis à vis des minorités dispersées en Europe centrale, conflits latents dans les Balkans etc.).
Dans cette perspective et face à ces différents périls, l’idée du développement d’une pensée et d’une vision géopolitique authentiquement européenne est une nécessité impérieuse.
Cette vision consiste à prendre en compte les atouts mais aussi les faiblesses qui découlent de la position du Vieux continent sur la planète.Elle ne fait aujourd’hui l’objet d’aucune formulation cohérente ni au sein des institutions européennes ni au sein des innombrables laboratoires d’idées qui se consacrent à l’avenir de la construction européenne, ce qui en dit long sur l’insouciance et l’inconscience de la classe politique sur ce sujet.
L’impératif de souveraineté
S’il a toutefois existé une importante réflexion sur le concept de souveraineté interne de l’Europe, en revanche ce n’est que tout récemment, à la lumière de la crise, que le concept de souveraineté externe de l’Europe, absent jusqu’alors des préoccupations politiques européennes, a fait irruption de manière encore souvent confuse dans le langage politique.
Les Européens découvrent avec stupéfaction que sous le voile d’une conception irénique de la mondialisation, qu’ils s’étaient empressés de faire leur et qui ne troublait pas leur torpeur, se dissimulait en réalité des rivalités de puissances. Or le monde multipolaire, ce « monde redevenu normal », pour reprendre l’expression de Robert Kagan se révèle être « une compétition de souverainetés ».
Cette perception nouvelle de la souveraineté européenne est à inventer. Cette souveraineté continentale elle doit surplomber sans les annihiler les souveraineté des Etats membres de l’Union, prolonger, relayer et renforcer celles-ci lorsque la compétition multipolaire requiert un surcroit de puissance et la démultiplication des moyens nécessaires à son exercice.
Protectrice, libératrice et anticipatrice cette conception du « souverainisme européen » se situe à l’exact opposé de ce qui fait l’essence même de la doctrine néo-libérale et libre échangiste inspirée du monde anglo-saxon aux intérêts duquel elle correspond et qui imprègne « l’impolitique » européenne aujourd’hui.
Citoyenneté et souveraineté européennes.
La focalisation des opinions publiques européennes sur des problèmes pour l’essentiel institutionnels ou de procédures, focalisation voulue par des responsables politiques peu enclins a évoquer de grands programmes mobilisateurs tels que l’espace , la défense, l’environnement, l’aménagement du territoire, la réappropriation de la culture et des technosciences etc…, ou à inspirer de vastes visions géopolitiques a largement contribué à désenchanter la construction européenne et par la même à décourager une vision citoyenne à l’échelle de l’Union.
L’Europe et ses cinq cent millions d’habitants se trouvent au pied du mur.Il leur faut fonder la doctrine de leur propre survie. Cette doctrine qui peut se résumer en quatre concepts : solidarité, puissance, indépendance et souveraineté ne peut se déployer sans une adhésion profonde de l’ensemble des Européens et sans la naissance d’une conscience citoyenne. Ces concepts sont en intéraction permanente. En effet c’est la solidarité dont on voit le rôle primordial de cohésion qu’elle joue tant au sein des Etats de l’Union que dans leurs relations à l’intérieur de l’Union, qui fonde la puissance laquelle commande l’indépendance clef d’une souveraineté assurant la maîtrise d’un destin collectif.
La dynamique que doit entrainer l’élaboration de cette doctrine par l’ampleur du débat qu’elle devrait susciter compte tenu des moyens considérables qu’il faudra engager dans le temps , sera de nature a éveiller chez les Européens l’idée qu’ils sont les concitoyens d’un même peuple à la longue histoire et aux multiples identités.
Citoyenneté européenne et souveraineté européenne, reliées par ce que les mathémticiens appellent une relation bi-univoque sont les deux faces d’une même réalité.
Jean-Claude Empereur
23 février 2012.
