Red Europea de Reflexión Geopolítica

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Réseau européen de réflexion géopolitique/European network of geopolitical thinking





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Jean-Paul Baquiast
Jueves, 2 de Agosto 2012


Le concept d'Europe de la défense semble de plus en plus évanescent. Pourtant, il devrait être plus que jamais prioritaire. Rappelons qu'il désigne la mise en place par divers Etats européens de moyens et de politiques de défense autonomes


Jean-Paul Baquiast 02/08/2012

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* Voir Jacques Favin Lévèque, « l'Europe de la défense et la défense de l'Europe » 18/02/2009 http://www.europesolidaire.eu/article.php?article_id=236
* Voir, sur la dissuasion nucléaire française, Etienne Copel. « N'abandonnons pas la dissuasion nucléaire. Créer de nouvelles armes est cependant inutile » Le monde 31/07/2012
http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2012/07/30/n-abandonnons-pas-la-dissuasion-nucleaire_1740181_3232.html?xtmc=etienne_copel&xtcr=1
* Sur le même sujet, notre article: « Pourquoi il ne faut pas supprimer la force nucléaire stratégique française » http://www.europesolidaire.eu/article.php?article_id=932
* Sur les risques, voir Ministère de la défense, délégation aux affaires stratégiques. Horizons stratégiques Plan Prospectif à trente ans. http://www.defense.gouv.fr/das/reflexion-strategique/prospective-de-defense/articles-prospective/horizons-strategiques
* Sur les risques, voir également l'étude en cours que nous avons entreprise en coopération avec le Réseau européen de réflexion géopolitique http://www.admiroutes.asso.fr/larevue/2012/128/geopolitica1.htm
* Sur la cybersécurité, voir « Commission consults on a future EU Network and Information Security legislative initiative » http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=IP/12/818&
format=HTML&aged=0&language=EN&guiLanguage=en
* Voir aussi « Cyber defenders urged to go on the offense » http://www.spacewar.com/reports/Cyber_defenders_urged_to_go_on_the_offense
_999.html
* ainsi que le site Black Hat http://www.blackhat.com/
* Sur la NSA, voir Jean-Claude Empereur « War Games at Crypto-City » http://www.europesolidaire.eu/article.php?article_id=921&r_id=

On doit donc le distinguer du concept de défense européenne, qui a jusqu'à présent été utilisé pour désigner la participation d'un certain nombre de pays européens à l'Otan, sous la supervision des Etats-Unis. Les pays européens membres de l'Otan affirment certes qu'ils contribuent à la défense européenne, mais il faut bien voir que les adversaires éventuels contre qui intervenir, les buts de ces interventions et finalement les armements utilisés sont essentiellement définis par le Pentagone et le Département d'Etat. Les gouvernements européens n'ont qu'une liberté, suivre la voie tracée par les Etats-Unis.

Or aujourd'hui cette voie se révèle de plus en plus périlleuse et inutilement coûteuse. Elle est périlleuse car la diplomatie américaine, notamment au Moyen-Orient, est incapable de définir des politiques cohérentes. L'objectif principal reste ce qu'il a toujours été: préserver les sources d'approvisionnement et les routes de communication dont disposent les Etats-Unis, par l'intermédiaire d'une alliance avec les monarchies pétrolières du Golfe. Mais nul n'est capable de dire si cela impliquera une attaque de l'Iran, un soutien plus affirmé à Israël, une intervention armée en Syrie, le durcissement des relations avec la Russie, des opérations militaires dans d'autres parties du monde, toutes décisions qui pourraient entraîner non seulement des bouleversements profonds bien au delà du Moyen Orient et du golfe Persique, mais aussi par répercussion des dommages et troubles en Europe même.

La voie tracée par les Etats-Unis implique aussi pour les membres européens de l'Otan une participation très coûteuse au BMD/Europe, c'est-à-dire au système de défense anti-balistique que le Pentagone a décidé d'implanter aux frontières européennes avec l'Eurasie. Ce « bouclier » est censé protéger les pays européens contre l'envoi de missiles à longue portée provenant de l'Iran. Mais en fait il est conçu comme devant rendre impossible une éventuelle « deuxième frappe » russe, celle qui surviendrait après une frappe occidentale sur la Russie. Il rompt donc l'équilibre des forces qui a jusqu'ici été à la source de la dissuasion mutuelle ayant assuré la paix entre l'Est et l'Ouest jusqu'à ce jour. La Russie ne peut que réagir en renforçant ses propres moyens défensifs et offensifs. De plus, au plan technique, le BMDE, sauf à impliquer des dépenses bien supérieures, ne peut absolument pas garantir l'efficacité absolue qui serait en principe nécessaire pour protéger l'Europe et Israël d'une frappe atomique.

Si la participation des pays européens à la défense européenne à travers l'Otan ne paraît pas s'imposer, ceci ne veut pas dire que l'Europe ne devrait pas se doter d'une défense commune destinée à faire face à d'éventuelles menaces. Le principe d'une Europe de la défense a été acquis dans le cadre des traités européens. Mais elle se heurte à un nombre croissant de difficultés, soit politiques soit budgétaires. Cependant avant d'étudier les conditions dans lesquelles une telle Europe de la défense pourrait aujourd'hui être organisée ou réorganisée, il faut préciser les menaces auxquelles elle devrait faire face et les réponses spécifiques envisageables.

1. Les menaces justifiant une politique européenne de défense

Il ne serait pas réaliste de recenser tous les risques théoriquement envisageables, ni toutes les protections qu'ils appelleraient. On se bornera aux risques les plus probables, tels qu'ils pourraient apparaître dans une perspective stratégique à trente ans. On notera que les attaques éventuelles prendront d'abord une forme terrestre, navale ou aérienne classique. Mais elles porteront de plus en plus sur les moyens civils ou militaires déployés dans l'espace, pour les télécommunications et les services spatiaux, comme pour la défense proprement dite. Plus largement, ce sera l'ensemble des développements techno-scientifiques en cours qui pourraient receler des menaces qu'il conviendra de recenser.

La menace d'une attaque nucléaire.

Il paraît aujourd'hui hautement improbable qu'une telle attaque puisse provenir de la Russie ou d'Israël, et moins encore des Etats-Unis. Il ne faut pas cependant l'exclure en principe. Par contre, le nombre des Etats nucléaires actuels (Pakistan, Inde, ) ou futurs probables (Iran, Corée du Nord...) est suffisant pour que la menace demeure sérieuse. Une prolifération sera de toutes façons inévitable. L'attaque peut venir aussi de groupes activistes s'étant procuré des bombes, avec ou sans la complicité de ces Etats, et s'en servant contre l'Europe. Plus généralement nous pensons qu'il faudrait assimiler à une attaque nucléaire des attaques de grande ampleur par moyens classiques pouvant avoir des effets très voisins, et auxquelles il serait légitime de riposter par une frappe atomique adaptée.

Ces perspectives justifient que les Etats européens (France, Grande-Bretagne) disposant de l'arme atomique et de ses vecteurs puissent l'utiliser pour leur compte ou pour le compte d'autres pays européens ayant accepté de participer à une mutualisation de cette arme. Nous reviendrons sur ce point en conclusion.

Une menace d'attaque par armes de destruction massive (ADM).

Celles-ci ne sont pas d'utilisation facile, car elles peuvent se retourner contre leur utilisateur initial. Mais aux mains de pays ou de groupes armées n'ayant rien à perdre, elles représentent un facteur très important de chantage. Le progrès technologique enrichira constamment l'arsenal de telles armes, rendant des protections adaptées à chacune d'elles toujours plus difficiles et coûteuses à obtenir. Les pays européens, sauf à rester sans défense, devront cependant, là encore, mutualiser des moyens de protection mais aussi de riposte.

Les cyber-attaques.

Le risque est de plus en plus sérieux. Il découle de la fragilité grandissante des sociétés technologiques, fragilité d'autant plus grande en Europe que les territoires y sont densément équipés et interconnectés. On vient de voir avec le dernier black-out électrique ayant frappé l'Inde la portée de pannes affectant le réseau électrique. Ce sont en fait tous les réseaux, électriques, de télécommunication, de gaz, d'eau, financiers, Internet et finalement de sécurité-défense qui sont accessibles à des attaques provenant soit d'Etats, soit de groupes activistes, soit même d'individus (hackers) s'étant dotés de la compétence nécessaire. Il en est de même des services publics et entreprises assurant des fonctions vitales.

Le nombre des Etats ou de groupes potentiellement menaçant est aujourd'hui très élevé. De grands Etats tels la Chine investissent massivement dans ce but, mais de nombreux autres, par exemple l'Iran, ont récemment montré leurs compétences. De nombreuses attaques d'origine mal identifiées sont quotidiennement enregistrées par les institutions publiques et les entreprises européennes. Les Agences américaines ne se privent pas d'attaquer eux-mêmes les Européens. Depuis le début de l'ère électronique, la CIA et la NSA ont espionné leurs « alliées », par l'intermédiaire notamment du réseau Echelon. Des projets de bien plus grande ampleur sont actuellement en cours de mise en place. Si ce n'est de la guerre ouverte, c'est au moins de la guerre économique.

La protection préventive est difficile et coûteuse. Elle implique des mesures d'équipement (éviter les interconnexions excessives, mettre en place des relais ou secours (back-up) et des contre-mesures. Elle suppose aussi d'engager en permanence une protection « offensive », visant notamment à détecter et neutraliser les agresseurs jugés insupportables. Le tout, concernant l'Europe, demande là encore une certaine mutualisation des moyens et des contre-mesures (en gardant à l'esprit que, s'agissant d'une véritable guerre souterraine, la mutualisation rencontre vite des limites). On observera que pour le gouvernement américain, la cyber-guerre présente des menaces de sécurité nationale telles qu'une cyber-attaque massive justifierait une réaction avec des moyens classiques, voire nucléaires, appropriés. Encore faudra-t-il identifier l'agresseur.

Les risques liés à l'aggravation de la destruction des éco-systèmes

Cette destruction, qui ne fera que s'accentuer dans les prochaines décennies, conjuguée avec une natalité toujours croissante provenant des pays pauvres, entraînera diverses réactions dont l'Europe, bien que moins atteinte, ne pourra pas se tenir à l'écart. Il s'agira d'activités illégales voir armées aux frontières, d'immigrations plus ou moins massives dites de la misère (donc difficiles à contenir par les armes), voire de véritables offensives provenant, avec ou sans leur complicité, des pays les plus touchés. On mesure aujourd'hui, avec la démission de fait devant les groupes armés s'intéressant au trafic des stupéfiants, la difficulté pour les Etats organisés de s'opposer à de telles menaces, qui trouvent des relais au sein même de leurs populations.

2. Organiser l'Europe de la défense

On peut constater, à la lecture de cette courte liste, la façon dont le spectre des attaques possibles élargit le concept de défense, et oblige à diversifier les armes. Progressivement, c'est la notion même de monde en paix, paix même relative, qui perd de son sens. Tout en évitant de tomber dans la paranoia, il faudra bien convenir que nos sociétés sont en guerre les unes avec les autres...comme d'ailleurs elles l'ont toujours été. Seuls les naïfs pourraient persister à le nier. Ceci ne veut pas dire que ces sociétés devront se militariser radicalement et refuser les acquis récents de la protection des droits civiques. Il faudra par contre intégrer systématiquement dans tout projet de quelque ampleur les moyens humains et matériels permettant à ce projet d'assurer sa propre défense.

Nous nous inspirons pour cette seconde partie des propositions présentées par le général Favin-Lévêque dans l'article cité ci-dessus en référence. Elles sont loin d'avoir été toutes mises en oeuvre par les Etats européens, mais cela ne retire rien à leur pertinence. Une Europe puissance capable de faire entendre sa voix dans l'équilibre géopolitique et géostratégique de la planète serait d'abord une Europe capable de défendre son territoire et ses populations en cas d'attaques visant les intérêts vitaux de l'un ou de l'ensemble de ses membres, attaques dont nous venons de voir qu'elles ne seront pas seulement militaires au sens propre du terme. Chaque Etat européen s'est doté, depuis la seconde guerre mondiale, de moyens propres lui permettant en principe d'assurer sa sécurité et sa défense, y compris si nécessaire hors Otan. Mais ceux-ci sont très disparates d'un pays à l'autre, très peu coordonnés et globalement très insuffisants. Il est donc difficile, sinon impossible, d'assurer leur interopérabilité.

Face aux menaces, qu'elles soient traditionnelles ou nouvelles, il faudrait reconsidérer très complètement la façon d'obtenir des ripostes communes. On constate aujourd'hui, par exemple, qu'un Etat européen aussi prospère qu'est l'Allemagne manque de l'essentiel des hommes et des équipements qui lui permettraient, non seulement d'assurer sa propre défense, mais même de participer à des actions d'une ampleur suffisante avec ses voisins.

Il existe cependant dans le cadre de l'Union européenne des dispositifs qui permettraient d'affirmer en attendant mieux un minimum de responsabilité géopolitique. En matière de structures, on pourrait admettre que celles mises en place par le Traité de Nice, complétées par les dispositions prévues au Traité de Lisbonne, pourront constituer l'ossature sur laquelle pourrait se bâtir une véritable Défense Européenne. Le Comité Politique et de Sécurité, le Comité Militaire et l'Etat-Major de l'Union Européenne, l'Agence Européenne de la Défense pourraient être les uns et les autres les éléments de base d'une défense autonome, s'ils étaient sous-tendus par une volonté politique d'indépendance de la part des Etats membres de l'Union.

Encore faudrait-il actualiser ces dispositifs en fonction des évolutions en cours touchant le coeur même des institutions européennes: - clivages croissants entre l'Europe des 27 partagée entre des influences dont certaines, d'origine atlantistes, s'opposent depuis longtemps à une défense européenne, et un eurorogroupe qui pour survivre devra devenir beaucoup plus fédéraliste et ne pourra pas en conséquence se désintéresser des questions de défense vu sous l'angle de la garantie de sa propre souveraineté – renforcement du pouvoir des parlements qui ne pourront plus déléguer aux seuls militaires la responsabilité de la défense européenne – poids croissant de la crise économique qui imposera de supprimer les double-emplois en matière de moyens, et d'optimiser ceux retenus, dans le cadre de politiques industrielles communes dites duales, c'est-à-dire bénéficiant à la fois aux industries civiles et au secteur de l'armement.

Pour le moment les efforts budgétaires de la presque totalité des Etats membres se situent très en dessous de 2% du PIB, ratio qui est considéré comme étant le seuil minimum nécessaire pour disposer d'un outil de défense suffisamment performant dans la totalité de l'éventail des menaces. De plus la coordination des efforts de défense est très insuffisante, les Etats ne consacrant à la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) qu'une part très modeste de leur budget de défense. L'autonomie de la défense européenne supposerait que l'Union Européenne inscrive à son budget les crédits nécessaires pour assumer la défense collective et que l'Agence Européenne de Défense, en charge de la préparation de l'avenir, notamment en ce qui concerne la R&D de défense et la base industrielle et technologique de défense de l'Europe, soit dotée de moyens financiers à la hauteur des enjeux.

Chaque gouvernement en Europe commence à se persuader qu'il doit piloter une politique active d'investissements visant à sa ré-industrialisation. C'est dans ce cadre que s'impose l'objectif de relancer et mutualiser les investissements, d'un pays à l'autre et aussi, ce qui est plus difficile, d'un secteur industriel à l'autre, sans distinguer initialement entre le civil et le militaire. L'interpénétration des technologies devrait faciliter cette approche. On fera valoir que le pillage des compétences par les pays non-européens concurrents de l'Europe en sera facilitée. Mais mieux vaut cela qu'accepter de stagner dans des activités n'intéressant personne, ce que beaucoup de pays européens semblent aujourd'hui résignés à faire.

Pour ce qui est des moyens de défense eux-mêmes, l'autonomie stratégique de l'Union Européenne devra se traduire au moins dans les domaines-clés suivants, ce qui bien entendu remettrait en cause l'appartenance de l'Europe à l'Otan sur les bases actuelles :
- Une chaîne européenne de commandement opérationnel complète et permanente,
- La maîtrise de l'espace de façon à disposer de systèmes satellitaires d'observation, de communication et de localisation au service d'une Agence Européenne du renseignement stratégique,
- La possession de moyens de transport stratégiques aériens et maritimes en nombre significatif,
- L'intégration de systèmes de défense interopérables susceptibles de mener un combat de haute intensité dans la durée,
- Un système propre de défense anti-missile et/ ou une capacité de dissuasion nucléaire au niveau de l'Union Européenne,
- Une base industrielle et technologique européenne de défense, compétitive aux plans technique et économique.

On notera que les progrès à faire, partant de la situation actuelle, seront considérables, que ce soit sur le plan multilatéral ou bilatéral, c'est-à-dire impliquant deux ou plusieurs Etats. Il suffit de rappeler l'impasse dans laquelle s'enlise la coopération militaire entre le Royaume-Uni et la France, tellement vantée par le gouvernement français précédent. Certes un accord vient d'être signé entre les deux ministres de la défense pour établir une coopération concernant les drones militaires. Il s'agira principalement de réaliser la première phase d'un programme de démonstration visant un « Future Combat Air System (FCAS) », mais celui-ci ne devrait voir le jour que dans les années 2030/2040 (!).. Le programme impliquera Dassault Aviation et le géant britannique BAE Systems dont on connait les liens avec l'industrie américaine. Le budget engagé à ce jour n'est que de $14,5 millions. La décision intéressant un programme dit MALE (medium-altitude, long-endurance) a été reportée à plus tard. En attendant, la France ne pourra faire appel qu'à des matériels étrangers. On sait par ailleurs qu'en matière aéronavale, la Royal Navy, pour d'obscures raisons de coût de catapultes, a renoncé à utiliser des Rafales-marine, comme l'espérait la France.

3. Une défense européenne digne de ce nom verra-t-elle jamais le jour?

Après avoir approximativement défini ce que pourrait être une défense européenne indépendante, nous devons nous demander s'il existe des chances pour qu'une telle défense voit le jour dans les prochaines décennies. Les arguments pour une réponse pessimiste sont nombreux. Le premier tient à l'influence encore dominante de la superpuissance américaine sur l'Europe. Malgré ses reculs actuels, l'Amérique (ou si l'on préfère l'Empire américain) demeure suffisamment forte pour tenter de détruire dans l'oeuf toute velléité d'indépendance provenant de l'Europe, qu'elle considère encore comme un satellite naturel.

Avec des dépenses militaires ou assimilées qui sont 20 fois supérieures (montant difficile à préciser) à celle de l'ensemble des Etats européens, l'Amérique est en position de démontrer à chacun de ceux tentés de s'émanciper que leurs efforts seraient inutiles. D'une part elle continuera à maitriser longtemps la recherche et l'industrie de défense, ne laissant pas de créneaux viables pour les autres pays. D'autre part, comme l'Amérique se présente en puissance protectrice de ce que l'on continue à appeler le monde occidental, à quoi bon refuser cette protection pour s'égarer dans des rêves d'autonomie? Le soft power dont l'Empire s'est assuré le contrôle est si efficace que la quasi totalité des décideurs en Europe partagent ce point de vue démissionnaire. Les seuls à renâcler quelque peu sont les industriels européens du secteur de la défense, mais face à des gouvernements qui ne cessent de réduire les crédits dont ils pouvaient disposer, ils préfèrent rentrer dans le rang afin de récupérer des miettes des contrats américains. L'exemple du BMDE est éclairant. La délégation française à l'Otan, sous la pression des industriels, a fait taire ses critiques concernant les risques et finalement l'inutilité d'un tel bouclier, dans l'espoir d'obtenir un petit rôle dans l'acquisition et le traitement des données. François Hollande s'est fait l'avocat de cette thèse.

Une deuxième raison de pessimisme tient à l'appauvrissement continuel des budgets européens, se traduisant par des réductions de crédit touchant l'ensemble des programmes de sécurité-défense actuels. Comment dans ces conditions pouvoir prétendre investir et développer? Il existera de plus en plus en Europe une opinion selon laquelle, lorsque les besoins élémentaires de la population sont de plus en plus difficiles à satisfaire, une politique visant à maintenir ou renforcer le potentiel militaire ne peut être affichée que par d'apprentis dictateurs aux yeux de qui ce potentiel sera nécessaire afin de contenir de justes révoltes populaires. Nous pensons avoir répondu à ces arguments en montrant qu'une conception moderne de la compétition internationale et finalement de la croissance ne devrait pas conduire à séparer radicalement le civil et le militaire.

En ce qui concerne les recherches-développement et les applications industrielles, l'exemple américain a montré que les finalités civiles et militaires en étaient difficilement séparables. Une gamme de satellites ou de drones par exemple peut fournir des observations à la fois aux climatologues et aux militaires. En ce qui concerne les capacités sur le terrain, les problématiques ne sont pas très différentes. Si l'Europe n'avait pas de force crédible de projection, elle ne pourrait pas se faire entendre de grands pays comme les Etats-Unis ou la Chine qui utilisent leurs forces, pacifiquement selon elles, pour s'imposer dans la course aux matières premières et à l'influence géostratégique. Or, même si l'Europe ne peut espérer imposer sa présence, par exemple dans la Mer de Chine où s'intensifie la compétition sino-américaine, elle dispose de suffisamment de frontières maritimes et d'intérêts géostratégiques associés pour justifier une présence militaire « de démonstration » dans ses zones d'influence.

Conclusion. Le futur rôle de la France

La France gaullienne, et ce qu'il en est resté, avait bien compris tout ce qui précède. La France d'aujourd'hui lui doit tout le potentiel technologique qui lui permet encore de figurer parmi les grandes puissances « moyennes ». Mais seule, elle ne pourra continuer à tenir cette place. Il lui faudra convaincre les autres grandes puissances européennes de se donner une démarche, sinon analogue à ce que fut la sienne, du moins voisine. Et ceci au sein d'une structure de plus en plus fédérale qui imposera à chacun des membres de renoncer à faire durablement cavalier seul. Or la France, dans le disloque européen, suscite encore la méfiance. On lui reproche une tendance à imposer ses intérêts sans accepter la négociation – et sans toujours mettre les moyens budgétaires au service de ces intérêts, ce qui en fait porter le poids sur les autres.

Le gouvernement français actuel, s'il partageait les vues exposées ci-dessus concernant la puissance européenne et la nécessité d'assortir cette puissance de moyens convenables de défense, devrait donc dès maintenant entreprendre des négociations avec les autres Européens pour définir des consensus – et les ressources humaines et budgétaires correspondants – sur les points essentiels de ce que pourrait devenir la défense européenne dans les prochaines années, comme sur la contribution de la France à cette défense.

Un domaine emblématique, mais qui est loin d'être le seul, est celui de la force de frappe nucléaire. Le général Copel, dans l'article précité, propose non de l'abandonner, mais de négocier avec nos voisins sa mise en commun dans des conditions qui respecteraient la souveraineté de chacun des partenaires. Il envisage pour diminuer les coûts à partager, de renoncer à moderniser le dispositif actuel, qui suffirait largement à une dissuasion européenne. Nous ne sommes pas certains que cette dernière perspective soit techniquement viable, car ce qui n'évolue pas finit pas dépérir. Mais en tous cas, il s'agit d'une question que la France devrait désormais discuter – ceci sans attendre – avec ses voisins. Non pas dans le but inconscient d'échouer, afin de démontrer que seule la France a raison, mais dans le but conscient et volontariste de réussir, autrement dit de faire progresser sur un point très important le concept de défense européenne.

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Jean-Paul Baquiast
Sábado, 28 de Julio 2012



Nous pensons qu'il convient d'attacher la plus grande attention aux analyses et diagnostics que le think tank LEAP/E/2020 (Laboratoire européen d'anticipation politique) publie régulièrement dans son bulletin GEAB (Global Europe anticipation Bulletin) sur souscription mais comportant un sommaire en libre accès. On lui a souvent reproché un excès de pessimisme, mais à notre avis, rien ne justifie cette critique. Nous reprenons ici (en la traduisant et en la résumant) une partie de sommaire du N° 66 du 19 juin 2012. Nous y ajoutons quelques commentaires. Les évènements survenus dans le monde et en Europe depuis cette date confirment la validité des jugements proposés par le GEAB.


28 Juillet 2012 Par Jean-Paul Baquiast




Public announcement GEAB N°66 (June 19, 2012) -
http://www.leap2020.eu/GEAB-N-66-Contents_a11080.html




GEAB: La seule bonne nouvelle de ces dernières semaines serait le début de construction d'un projet politique intéressant l'Euroland (autrement dit en pratique l'Europe à l'exclusion du Royaume-Uni) faisant suite à l'élection en France de François Hollande. Ce projet viserait à renforcer l'intégration politique, l'efficacité économique et la démocratisation des pays de l'Euroland. sur la période de 2012/2016

Jean-Paul Baquiast (JPB) pour Europe solidaire. Nous pensons comme le LEAP qu'il serait beaucoup plus explicite, pour les Européens souhaitant la poursuite du grand dessein européen, de se référer au groupe des Etats ayant adopté l'euro ou souhaitant le faire, plutôt qu'à une Union européenne parasitée de l'intérieur par la Grande Bretagne et les influences atlantistes qui visent à ruiner la construction d'une puissance européenne indépendante des Etats-Unis. Nous sommes persuadés que si la monnaie unique rencontre en ce moment des difficultés, ce n'est pas de son fait mais parce que les gouvernements qui la gèrent en commun à travers la BCE n'ont pas encore pris conscience de la nécessité de se constituer en véritable puissance fédérale. La crise actuelle devrait les convaincre qu'il s'agit là de la seule façon de traverser cette crise, et celles qui s'annoncent, avec un minium d'atouts.

Quant à la conviction de François Hollande et de son gouvernement concernant la nécessité de soutenir cette démarche, on peut en effet penser qu'elle existe. Mais elle aurait besoin de se manifester de façon bien plus explicite qu'aujourd'hui. Un personnage visionnaire comme le fut en son temps et dans d'autres circonstances Charles de Gaulle manque effectivement à l'Europe.


GEAB: les six prochains mois, qui pourraient marquer la « seconde renaissance » du projet européen, seront malheureusement assombris par un ensemble de mauvaises nouvelles. Tous les composants de la situation mondiale pointent dans une direction négative, sinon catastrophique, que nous avions anticipé. Les médias commencent à en prendre conscience.

Il s'agit des 13 thèmes ci-après:

1. Une récession mondiale. Aucun moteur de croissance nulle part. Fin du mythe de la reprise américaine.

JPB. On objectera que les pays asiatiques, Chine, Corée, Inde notamment, continuent à investir et à développer leur marché intérieur. Mais ils le font en utilisant des facteurs que les pays développés se refusent encore à reprendre à leur compte: faibles rémunérations du travail, exploitation sans scrupules de l'environnement, non-respect fréquent des règles de bonne concurrence, manipulation agressive de la monnaie. L'Europe devra-t-elle s'aligner ou tenter de trouver des ressorts de croissance qui lui soient propres?
A cet égard, il faudra poser la question de ce que devrait être une croissance compatible avec les ressources et l'avenir de la Terre. Une croissance qui dans beaucoup de domaines de la consommation matérielle, devrait en fait être une décroissance. Mais qui privilégierait des investissements concernant ce que certains économistes appellent le capital cognitif. Ceci signifierait que l'Europe, pour sa part, devrait rendre prioritaires les recherches et développements dans les sciences émergentes...ce qu'elle ne fait absolument pas en ce moment.
Concernant la reprise américaine, beaucoup spéculent actuellement sur un nouveau boom énergétique aux Etats-Unis, du fait d'une exploitation sans états d'âme des gaz et pétroles de schiste. Ceci ne fera il est vrai qu'accélérer la survenue du point de basculement (tipping point) au delà duquel les effets du réchauffement climatique seront impossibles à maitriser. Mais ceci, pour le moment et pour des raisons électorales, ne préoccupe pas les Américains.


2. Insolvabilité grandissante du système bancaire et financier occidental.

JPB. Les observateurs occidentaux récusant les analyses néo-libérales sont dorénavant convaincus que cette insolvabilité fait l'objet d'une démarche volontaire du système bancaire et financier, non seulement occidental, mais mondial,. Il s'agit pour lui de mettre la main sur les revenus du travail et les épargnes des classes travailleuses. Des crédits à la consommation impossibles à rembourser ont fait, et font encore, partie d'un processus général de captation au profit d'une étroite minorité des produits de l'économie réelle. Dans le même temps sont asséchées les ressources de l'impôt qui auraient pu permettre de mettre sur pied un système de financement public, y compris à travers des banques se limitant aux fonctions de base: gérer les épargnes et financer l'économie de proximité.


3. Fragilité grandissante des valeurs liées aux bons du trésor, aux biens immobiliers et aux CDS, qui mine les bilans des principales banques mondiales.

JPB. Ceci n 'inquiète pas véritablement les banques. Quand elles font défaut, elles sont renflouées par les contribuables. A défaut, elles auraient la ressources de s'emparer des sommes à elles confiées par les citoyens. Cette perspective suffit à faire taire les critiques émanant de ces derniers.
On ajoutera, ce que le GEAB ne dit malheureusement pas, que le système bancaire mondial s'est révélé un complice actif de la dissimulation de trillions de dollars résultant des fraudes et opérations maffieuses conduites ou tolérées par l'étroite minorité des possédants.


4. Chute du commerce international

JPB. Si le commerce international consistait à échanger, sur la base de la réciprocité, les apports de chacun à la croissance globale, en fonction de ses capacités propres, on pourrait regretter cette chute. Mais si le commerce internationale consiste à profiter de la dérégulation et de l'abaissement des protections pour exporter des biens et services obtenus au mépris des règles de protection de la main d'oeuvre et de l'environnement, cette chute serait plutôt une bonne nouvelle. Elle traduirait un début de « démondialisation » selon un terme qui n'est pas toujours bien compris.



5. Tensions géopolitiques, en particulier au Moyen-Orient , approchant un point d'explosion régional.

JPB. On peut se demander si cette explosion ne serait pas préférable au maintien d'une apparence d'équilibre imposée par la domination, jusqu'à ce jour, des Etats-Unis appuyés sur les régimes pétroliers arabes. Il en résulte pour le moment un soutien aux activistes salafistes et wahabites qui militent pour l'établissement d'un « califat » régional lequel sera l'ennemi, non seulement des Européens mais des peuples musulmans de la région.


6. Persistance du blocage géopolitique à l'ONU

JPB. Même si la Russie n'est plus l'URSS, elle a conservé son siège au Conseil de Sécurité, assorti du droit de véto. Elle rejoint généralement la Chine dans le blocage des initiatives diplomatiques que prennent les Etats-Unis pour imposer leurs géostratégies au reste du monde, y compris à l'Europe. Ce n'est pas toujours une mauvaise chose pour les Européens. Sinon ils seraient obligés de s'incliner sans possibilité de résistance devant la politique américaine. La France pour sa part, sans le dire officiellement, pour ne pas susciter l'ire de Washington, a souvent su jouer de cette situation. Pour l'avenir, on voit mal, vu les oppositions d'intérêts qui demeurent entre les riches et les pauvres, notamment au sujet de la protection de l'environnement, que les blocages puissent disparaitre.


7. Effondrement de l'ensemble des systèmes de retraites occidentaux

JPB. Cet effondrement est un des aspects par lesquels les intérêts financiers ont repris partout le contrôle des biens publics et privés. Les épargnes des retraités du monde occidental étaient considérables, soit qu'elles résultaient d'initiatives privées, soit qu'elles aient été imposées par les Etats socio-démocrates dans le cadre de systèmes publics de retraites. Il est certain que si plus rien dans le monde de demain n'assure la prise en charge des retraités par la collectivité, ce monde deviendra particulièrement inhumain. C'est cependant le sort qui semble le menacer.

8. Divisions politiques grandissantes à l'intérieur des anciennes puissances monolithiques USA, Chine, Russie.

JPB. Il s'agit là d'un des aspects importants du monde de demain que les études géopolitiques devront désormais prendre en compte. Les Etats-Unis, du fait notamment de leurs propres difficultés, ont tendance à voir au sein de la fédération les Etats riches et blancs (wasp) s'opposer aux autres. Certains parlent même de faire sécession.
En Chine, outre l'opposition traditionnelle entre les régions maritimes riches et les provinces rurales restées très pauvres, se manifeste un phénomène de grande ampleur qui est la corruption. Toutes les structures politiques sont susceptibles d'être mises en accusation: le parti et les autorités centrales, les administrations régionales et les municipalités. On ne voit pas très bien, vu l'ampleur du phénomène, laquelle se révèle tous les jours, comment cette corruption, et ses aspects maffieux, pourront être combattus en profondeur. En Europe occidentale, il a fallu des siècles pour s'en débarrasser...et encore. Les citoyens de la base tenteront de se faire entendre, via notamment l'internet, mais celui-ci pour le moment reste soumis à une censure très forte.
En Russie, sans doute cependant avec une moindre ampleur, le même phénomène de corruption doit certainement se faire sentir. Mais on peut penser que la population russe étant beaucoup plus proche des valeurs européennes que celle des pays asiatiques, les bonnes influences de celles-ci pourront plus facilement s'y répandre. Il s'agit là d'un des arguments plaidant en faveur d'un rapprochement euro-russe qui paraît dans la logique à terme tant de la géographie que des intérêts économiques et culturels.


9. Absence des « solutions miracles » ayant été mises en avant en 2008/2009 pour faire face à la crise, du fait de l'impuissance grandissante des banques centrales européennes et de l'endettement des Etats.

JPB: C'est surtout l'Amérique qui a joué de ces solutions miracles, le gouvernement fédéral ayant, comme systématiquement d'ailleurs depuis la 2e guerre mondiale, imposé le dollar comme étalon de change au reste du monde et s'en étant servi pour préserver ses intérêts. Il a pu émettre de la monnaie sans risques afin de venir au secours de ses banques, les dollars émis trouvant preneurs notamment auprès des prêteurs asiatiques, faisant confiance jusqu'à l'absurde au dynamisme de l'économie américaine. Mais cette situation est en train de changer. Les Chinois commencent à se détourner du dollar comme monnaie de réserve, compte tenu de sa fragilité grandissante. Certains aux Etats-Unis redécouvrent la nécessité d'investir dans leurs frontières, autrement qu'en créant de la monnaie sans politiques industrielles et sans protectionnisme à l'appui. L'Europe devra tôt ou tard s'y résoudre aussi, en utilisant pour ce faire l'atout que représenterait l'euro si celui-ci était géré comme une véritable monnaie commune par un Euroland enfin décidé à se comporter en véritable puissance.


10. Croyance de plus en plus répandue dans la faillite de tous les pays confrontés à l'excès des dettes publiques et privées.

JPB. Il est certain que si rien n'est fait pour investir dans des technologies et équipements porteurs, rien ne permettra de faire face à ces dettes. Mais investir supposerait, non pas d'emprunter à nouveau auprès des « marchés », mais de faire appel à des ressources ujusqu'ici non mobilisées, tout en restreignant sévèrement les dépenses publiques et privées de simple consommation. Ceci pour les pays européens et en premier lieu pour le gouveJrnement français, supposerait l'adoption de mesures véritablement révolutionnaires, tant vis-à-vis des intérêts financiers voulant conserver le contrôle de la société, que vis-à-vis des cultures et modes de vie des citoyens, à cent lieues de suspecter les efforts qu'ils devront accomplir. Or aujourd'hui, personne ne semble envisager sérieusement de telles mesures. C'est l'aspect le plus sombre du diagnostic que l'on peut faire à propos de la situation actuelle.


11. Incapacité à contrôler l'augmentation du chômage de masse et de long terme.

JPB. Ce phénomène, qui est socialement le plus destructeur, est toléré voire encouragé par les intérêts financiers et par les représentants des couches sociales dominantes. Ils en connaissent les risques, notamment des explosions sociales violentes, mais ils pensent pouvoir les contrôler par le recours aux forces de sécurité voire à l'armée. Les social-démocraties qui voudraient échapper à la tutelle de la finance et diminuer le chômage seront confrontées à la nécessité d'investir à long terme pour créer de l'emploi, et donc aux difficultés évoquées au paragraphe précédent. A plus longue période, il faudra aussi tenir compte du fait que les nouvelles technologies et la robotisation pourront remplacer de plus en plus aisément le travail humain, y compris au niveau de l'encadrement. Ceci même dans les pays tels que la Chine où la main d'oeuvre est abondante. Cette perspective justifierait une profonde réévaluation de ce que devront être les sociétés de demain, si du moins elles réussissaient à survivre aux prochaines crises. Les activités de création et de recherche devront être privilégiées. L'Europe devra montrer l'exemple.

12. Echec des politiques de relance reposant sur les stimulus monétaires et l'austérité.

JPB. Cet échec s'explique par les considérations précédentes.


13. Inefficacité de toutes les structures internationales supposées compléter l'action de l'ONU dans les domaines où cette organisation se révèle impuissante: G20, G8, Rio+20, WTO. Il n'existe pas de consensus sur ce qui devrait être un programme d'action commun: économie, finances, environnement, résolution des conflits, lutte contre la pauvreté.

JPB. Il est scientifiquement intéressant de constater que sur ces grands enjeux, aucun débat n'est officiellement lancé, que ce soit par les institutions internationales ou par les gouvernements. En conséquence, aux yeux des opinions publiques, tout se passe comme si ces problèmes n'existaient pas. Ou comme si, ce qui n'est pas plus encourageant, ils ne pouvaient être résolus qu'au terme de rapports de force entre organisations dans lesquels le citoyen de la base n'aurait aucun poids. On pourrait cependant penser, mais sans doute est-ce une illusion, que les Européens auraient assez de maturité pour se donner à eux-mêmes, et proposer au reste du monde, des « agendas » d'actions visant à rechercher des consensus dans les principaux de ces domaines.


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Jean-Paul Baquiast
Miércoles, 13 de Junio 2012


Franck Biancheri est le directeur de recherche du Laboratoire Européen d'Anticipation Politique LEAP/E2020 . Il est par ailleurs le fondateur et président d'honneur de Newropeans, le premier mouvement politique trans-européen. Il est l'un des pères du programme Erasmus et l'auteur du livre "Crise Mondiale : En route pour le monde d'après - France, Europe et monde dans la décennie 2010-2020" publié aux éditions Anticipolis.


I
Jean-Paul Baquiast 06/06/2012

Pour en savoir plus
Franck Biancheri par Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Franck_Biancheri
Site http://www.franck-biancheri.info/
LEAP/E2020 http://www.europe2020.org/
Newropans http://www.newropeans.eu/

Ce texte a été relu par Franck Biancheri

JPB pour Jean-Paul Baquiast. Cher Franck Biancheri, je suis heureux de notre rencontre de ce jour, 6 juin 2012, tant pour les lecteurs de Automates-Intelligents et Europe Solidaire que pour moi personnellement. Nous vous connaissons depuis quelques années par la lecture de vos articles et interventions sur la situation politico-économique mondiale. Certains chroniqueurs vous avaient surnommé Mr Catastrophe car vous avez prédit, au moins depuis 2005, l'effondrement du système actuel globalement dominé par les intérêts financiers de Wall Street et de la City. Il s'est avéré cependant que ces prédictions se sont réalisées ou sont en train de l'être. Elles ne résultaient pas d'une vision extralucide mais des travaux d'un tout petit groupe d'experts, le LEAP, que vous avez réunis au sein de ce que vos amis appellent le premier think tank véritablement mondial.

Pour moi cependant, en tant qu'européen convaincu, ce surnom de Mr Catastrophe n'est pas adéquat. Il faudrait au contraire le remplacer par celui de Mr Bonne Nouvelle. Vous avez en effet depuis vos débuts européens dans le programme Erasmus annoncé que l'Europe et les Européens, loin d'être les traîne-savates du monde, entrant à reculons dans l'avenir, en seront au contraire un des moteurs. Ce rôle d'entrainement ne leur sera pas acquis d'emblée. Ils devront s'ouvrir à tous ceux, notamment les jeunes, qui dans tous les pays veulent valoriser leurs connaissances et leurs compétences. Mais par sa diversité et sa richesse, dites-vous, l'Europe est la mieux à même de jouer ce rôle de ferment universel. Nos lecteurs connaissent ce message très revigorant car j'ai eu plusieurs fois l'occasion de faire allusion à vos travaux. Néanmoins je crois utile de vous demander aujourd'hui, à un moment où la crise mondiale semble se précipiter, au moment où l'Europe elle-même, y compris au niveau de son noyau dur qui est la zone euro, semble menacée de dislocation, au moment enfin où les tensions entre l'Europe et ses grands voisins du BRICS semblent se durcir, alors que les Etats-Unis accumulent d''énormes ressources en matière de technologies de contrôle des réseaux et des esprits, si votre optimiste ne mériterait pas d'être quelque peu tempéré.

Après vous avoir entendu sur ce premier point, je vous propose de consacrer la seconde partie de cet entretien au concept, dont là encore vous êtes le père, d'euroBRICS. Rappelons qu'il s'agit dans votre esprit d'encourager la construction de la vraie grande puissance multipolaire du monde de demain, celle qui rapprochera l'Europe, la Russie, la Chine, l'Inde et les grands pays d'Amérique latine. Or là encore, on serait fondé à se demander si les briques, si l'on peut dire, loin de se cimenter, ne seraient pas en train de se disjoindre sous la pression de la crise.

Les Etats-Unis

JPB. Voyons d'abord ce que vous pensez du poids futur des Etats-Unis. Ce n'est pas céder à un anti-américanisme forcené que constater comment, depuis la 2e guerre mondiale, Washington sous des encouragements de façade a toujours combattu la construction européenne, dès lors que l'Europe tentait par ce biais de se constituer en puissance autonome et compétitive. Ils continuent à le faire, directement ou par l'intermédiaire de leurs alliés et clients, à Bruxelles et dans les pays européens. Par ailleurs, malgré la crise qui les frappe aussi, ils continuent à se doter d'un arsenal technologique apparemment surpuissant , capable de les assurer indéfiniment une global awareness et une global dominance.

FB pour Franck Biancheri. Je crois de moins en moins à cette puissance. Les leaders politiques et les moteurs sociologiques qui avaient fait leur succès face à l'URSS se disloquent aujourd'hui, laissant place à des réflexes et des idéologies archaïques. Leur message au monde est en train de perdre tout prestige, comme le montre la désaffection des milieux universitaires internationaux. Leurs arsenaux, y compris dans le domaine du monitoring des technologies de l'information, risquent de s'effondrer sous une complexification désordonnée et ingérable. Les Chinois, même les Iraniens, n'en ont plus peur. Des « hackers » commentent à les pénétrer et les détourner. Les Européens auraient tort de se laisser impressionner. Ceci ne veut pas dire qu'ils auraient raison d'attendre le collapse américain les mains dans les poches. Ils doivent évidemment prendre d'urgence le relais des investissements américains dans le domaine de la science et de l'ingénierie. Sinon, d'autres le feront à leur place. Ils le font déjà.

JPB. Les Européens continuent, par Otan interposée ou directement, à faire preuve d'une grande servilité vis-à-vis du lobby militaro-diplomatique américain. Voici longtemps par exemple qu'ils auraient du refuser le programme de Ballistic Missile Defense in Europe (BMDE) ne visant qu'à les couper de la Russie. Or même François Hollande a paru accepter de contribuer aux dépenses de ce système.

FB. Rassurez-vous. Ce programme ne se fera pas. D'une part, personne ne voudra ou ne pourra en assumer les frais. D'autre part, les Américains eux-mêmes s'enferreront dans les conflits bureaucratiques que les deux BMD, en Europe et en Asie, ne manqueront pas de susciter. Et rappel important : depuis 30 ans, les Etats-Unis ont été incapables de conclure efficacement un grand programme d'armement. S'ajoutent désormais à cette inefficacité croissante, les coupes budgétaires importantes pour réduire le déficit US. Le résultat est déjà écrit : un affaiblissement rapide et massif de la machine militaire américaine. D'où l'émergence de tous ces concepts de guerre « nouvelle génération » avec Forces spéciales et hacking. Ils visent surtout à cacher le fait que le roi est de plus nu.

Pour cette raison, les Européens (du continent, oublions le Royaume-Uni en pleine dérive) ont besoiin de très rapidement reprendre le contrôle de leur défense. A ce titre, au moment où le débat européen se recentre enfin sur les questions fondamentales de perspectives politiques, la France aurait tout intérêt à proposer un débat sur la défense nucléaire européenne autour de la dissuasion française, pour y associer l'Euroland ou au moins ses principaux pays. L'Allemagne et son économie, la France et sa défense nucléaire .... voilà à mon avis le débat qui va dominer les 3 ou 4 prochaines années pour trouver le chemin vers l'intégration politique de l'Euroland.

JPB. Sur un autre plan, ne craignez-vous pas que la conjonction des riches et des puissants, le 1% dénoncé par le mouvement Occupy, dont le pôle est à Wall Street, ne s'arrange en sous-mains pour pérenniser la domination financière du monde, quitte si besoin était à militariser les institutions à son profit, aux Etats-Unis comme en Europe?

FB. La conspiration des Maîtres du Monde? Là encore, je n'y crois pas. J'ai rencontré dans différentes occasions des « membres » de ces cercles présentés comme tout-puissants. Aujourd'hui, ils sont complètement perdus face à la crise. Si certains cercles ont pu croire, dans la période 1945/2000, qu'ils dirigeaient les affaires de la planète, c'était uniquement parce que les choses étaient linéaires et parce que jusqu'aux années 1980, la simplicité des affaires permettait à quelques Américains et Européens d'avoir beaucoup d'influence sur un monde qui comptait peu hors de ces zones. Aujourd'hui le monde est devenu trop complexe et trop mouvant pour pouvoir être dirigé par quelques têtes pensantes, fussent-elles relayées par de puissantes technologies de contrôle. Les intérêts des différents acteurs, pays, ... et la complexité de leurs interactions sur fond de crise historique, rendent tout simplement aberrante l'idée même de pouvoir manipuler l'ensemble. Mais, bon, cette vision parano de l'Histoire arrange ceux qui dénoncent ces groupes ... et ceux qui sont accusés d'en faire partie. Pourtant la réalité est bien plus rude : plus personne ne contrôle plus rien !

L'Europe

JPB. Bien, mais l'Europe n'est-elle pas elle aussi en train de s'effondrer?

FB. J'estime toujours que si la crise peut conduire certains pays à l'effondrement, elle aura sur l'Europe un effet contraire, poussant au rassemblement et à l'atténuation des divergences stériles. Voyez comme l'Allemagne et l'Europe du Nord se sont rapprochés des positions françaises et de celles des forces de gauche européennes depuis que François Hollande a été élu. Voyez aussi comme la Pologne bénéficie actuellement de son appartenance à l'Europe. Mais il fallait pour cela que la politique versatile et irresponsable de Nicolas Sarkozy cède la place. Je suis persuadé qu'au delà des difficultés actuelles de la Grèce et de l'Espagne, une relation solide et durable s'établira, au moins au niveau de la zone euro. La France avec toutes ses traditions démocratiques et régaliennes, aura un grand rôle à jouer.

JPB. C'est en fait une fédéralisation progressive que vous envisagez?

FB. C'est un processus d'intégration politique, économique, social, ... . Le mot fédéralisme a des connotations variables selon les pays. Je ne l'utlise jamais car il obscurcit les débats au lieu de les éclairer. Il donne une réponse avant même qu'on ait défini la question. L'Euroland avance sur la voie d'une intégration ad hoc. C'est un modèle sui generis. Ce qui est certzain c'est que cette intégration est antinomique avec l'élargissement vers l'Ukraine, la Turquie, ... . Pour avancer cependant, au delà des mesures relevant de la coopération des gouvernements, il faudra que les peuples encouragent les initiatives se traduisant par un partage des pouvoirs au niveau des assemblées représentatives élues, qu'il s'agisse des parlements ou des assemblées territoriales diverses. Les échanges entre scolaires ou universitaires y contribueront, selon la voie qu'avait inaugurée Erasmus.

Mais il faudra faire beaucoup plus, notamment concernant la traduction réciproque des langues européennes. Comment voulez vous que des vues communes sur la démocratie se répandent, compte-tenu de l'étanchéité actuelle des concepts et des cultures ? L'intégration politique n'est pas qu'une affaire institutionnelle, c'est aussi l'émergence d'une société civile trans-européenne. Les bases sont là, bâties depuis plus d'une vingtaine d'années via l'apparition de réseaux européens de toutes sortes (étudiants, citoyens, chercheurs, villes, ... ), mais elles sont encore insuffisantes pour porter un édifice institutionnel.

JPB. Nous y reviendrons tout à l'heure. Concernant l'exigence d'une fédéralisation démocratique de l'Europe, pensez vous que la majorité française actuelle, qui l'avait inscrite (timidement) dans ses programmes, fera ce qu'il faut pour faire progresser l'idée, au delà des Euro-Bonds et des euro-investissements?

FB. Je continue à parler d'intégration démocratique, pas de fédéralisation. Pour les Euro-Bonds et autres, je suis persuadé qu'en effet l'élection de François Hollande va accélérer l'évolution D'ailleurs c'est déjà le cas. Mais les Européens convaincus de la nécessité de la chose devront poser cette exigence en toutes occasions: droit social et du travail, législations fiscales, douanières et environnementales, échanges entre universités et laboratoires, grands programmes structurants...Il faut bien reconnaître que manque encore, au niveau des hommes de gouvernements, en France comme ailleurs, une grande vision géopolitique. Manque également, dans les partis et les syndicats, la volonté d'impliquer les peuples dans de vrais processus démocratiques. Mais je suis certain que cela viendra très vite, l'aggravation de la crise aidant, si je puis dire. Je rappelle que, conformément aux prévisions de mon équipe, le gros de la crise est encore devant nous, à partir de la fin 2012. Elle touchera le monde entier.

JPB: L'Europe selon vous est-elle menacé par la montée d'un islam intégriste et conquérant, à ses frontières et en son sein?

FB: Je pense qu'avec le développement imparable, notamment au sein des réseaux, de la démocratie, du féminisme, de la prise de parole libre, les intégristes musulmans ayant pris le pouvoir sur les ruines des dictatures ne dureront pas longtemps, quelques années tout au plus. Mais il ne faudra pas pour cela que les Européens encouragent, en continuant à consommer leur pétrole, les Etats pétro-arabes qui sous couvert de religion, tentent de s'immiscer en Europe et perturber notre jeu politique. Il faut en vouloir beaucoup ainsi à Nicolas Sarkozy et aux gouvernants qui ont facilité, pour des raisons proches de la corruption, la pénétration en Europe, dans des secteurs clefs, du Qatar, des Emirats et de l'Arabie saoudite.

L'euroBRICS

JPB: Je suis tout à fait de votre avis. Ceci dit, pour en revenir à l'essentiel de notre entretien, vous estimez, comme je l'évoquais en introduction, qu'une très grande puissance mondiale est en train d'émerger, rassemblant les Etats évoqués par cet acronyme d'euroBRICS, en partie sur les ruines de l'Empire américain.

FB: Oui, mais ceci ne résultera pas des voies diplomatiques et institutionnelles traditionnelles. Il n'y aura pas avant longtemps d'instance internationale analogue à une subdivision de l'ONU rassemblant les pays considérés, avec des programmes et des moyens bien définis. Tout au plus le G20, plus ou moins élargi, pourra poser les grands problèmes intéressant la coopération Euro-BRICS, envisager des solutions, notamment en matière de système monétaire international, mais le G20 n'est pas une structure décisionnelle.

Dans vos propres écrits, notamment le Paradoxe du Sapiens, vous évoquez une évolution globale résultant de la compétition de super-organismes nouveaux évoluant dans un environnement chaotique, au sens scientifique et d'ailleurs aussi politique du mot. Je considère pour ma part que le partenariat Euro-BRICS se constitue actuellement selon de tels processus.

JPB. Pensez vous cependant que des ensembles aussi énormes, en termes de population, que la Chine et l'Inde, avec de tels problèmes de développements à résoudre, pourront partager progressivement les intérêts de sociétés plus riches et moins nombreuses, telles celles de l'Union européenne et de la Russie?

FB: Ces ensembles changeront évidemment lentement, en gardant longtemps leurs pesanteurs. Mais pourquoi voudrait-on que, sur des questions elles-mêmes émergentes, intéressant la planète entière, liées notamment à la lutte contre la dégradation des écosystèmes, des synthèses ne puissent apparaître rassemblant notamment les jeunesses du monde qui veulent ne pas refaire les erreurs du passé?

JPB: Vous pensez peut-être à la mise en place d'un Erasmus-bis, étendu à l'euroBRICS tout entier, et je suppose aussi à des programmes fondateurs d'avenir, tels que les programmes spatiaux que nous avons évoqués à plusieurs auteurs dans une de vos publications.

FB: Oui mais pas seulement. Je mentionnais il y a quelques minutes l'enjeu essentiel consistant à faciliter la traduction entre des langues aussi apparemment étanches que le mandarin, l'hindoustani, le russe et les langues européennes. La traduction est la langue de l'Europe disait Umberto Eco. Et mon expérience de 30 ans m'a prouvé qu'il avait raison. Pour l'intégration démocratique de l'Europe, le développement et la mise à disposition de systèmes intelligents bon marchés permettant de traduire et/ou d'interpréter est ainsi un impératif absolu. C'est le seul moyen de dynamiser tant le tissu socio-politique qu'économique de notre continent fragmenté linguistiquement. Le délire du tout-Anglais a vécu ce que vivent les roses : le temps de la puissance dominante qui le portait. Pour le reste, 500 millions d'Européens continueront à parler leurs langues, tout comme les milliards de Chinois, Indiens, Brésiliens, etc ... . Et la bonne nouvelle pour les chercheurs/entrepreneurs européens dans ce domaine, c'est qu'outre le vaste marché européen, c'est un secteur qui va connaître un boum majeur au niveau mondial dans les décennies à venir. Voilà une direction, à mon sens, que devrait emprunter ceux qui veulent devenir des grands opérateurs technologiques innovants des années 2015/2025.

JPB: Ne doutons pas que les lecteurs de Automates Intelligents, de Europe Solidaire et du Red Europea recevront ce message sans difficultés. Je vous remercie.


Jean Paul Baquiast
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European Network of Geopolitical Thinking
Eduardo Martínez
The European Network of Geopolitical Thinking, established in April 2011 on the Isle of Thought, Galicia (Spain), aims to contribute to the positioning Europe in the new global geopolitical context.

La reunión constitutiva de la Red Europea de Reflexión Geopolítica tuvo lugar del 26 al 29 de abril de 2011 en San Simón, Isla del Pensamiento, Galicia, España.


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